Alors que l'internet semble être partout, plus de 3 milliards de personnes dans le monde ne sont toujours pas connectées.
Selon Éliane Ubalijoro, professeur de développement international à l'université canadienne McGill et directrice exécutive du groupe de recherche Sustainability in the Digital Age, cette fracture numérique n'est pas seulement à l'origine de la pauvreté, elle contribue également au changement climatique et à une multitude d'autres problèmes environnementaux.
Mme Ubalijoro fait partie d'une nouvelle initiative lancée par le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), qui utilise la technologie numérique pour lutter contre certains des problèmes sociaux et environnementaux les plus difficiles à résoudre dans le monde. Baptisée Coalition for Digital Environmental Sustainability, cette initiative vise à intégrer la durabilité environnementale et la circularité dans les plateformes, les algorithmes et les applications de l'économie numérique.
Le 27 avril, Mme Ubalijoro a participé à un débat de l'Assemblée générale des Nations unies sur la réduction de la fracture numérique et l'écologisation de l'avenir numérique de la planète. En amont de ce débat, elle s'est entretenue avec le PNUE sur le rôle des entreprises technologiques dans la lutte contre la pauvreté, sur la demande croissante d'énergie des centres de données et sur le bilan sociétal d'un World Wide Web inachevé.
Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) : Environ la moitié de la planète n'a pas accès à Internet. Quel effet cela a-t-il sur la pauvreté et les inégalités ?
Éliane Ubalijoro (UE) : De nos jours, l'alphabétisation numérique est aussi importante que savoir lire et écrire l'était au 20e siècle.
La technologie numérique change la donne en termes de capacité à étudier, à trouver un emploi et à gagner sa vie de manière stable.
Mais à mesure que la numérisation s'accélère, le fossé entre les nantis et les démunis se creuse. Si nous voulons vraiment atteindre les objectifs de développement durable, en particulier réduire la pauvreté et nourrir la population mondiale, il faut ramener ces 50 % à 0 %.
PNUE : Les pays en développement ne sont pas les seuls pays où l'on constate une fracture numérique, n'est-ce pas ?
UE : La fracture numérique existe dans tous les pays. Dans les pays industriels, il existe un fossé entre les zones urbaines et les zones rurales. Il y a un fossé entre les quartiers riches et les quartiers qui ne le sont pas. Si vous allez dans les territoires indigènes, il y a un fossé supplémentaire.
PNUE : Vous avez dit que quelque chose d'aussi simple qu'une connexion Internet peut aider à réduire les émissions de gaz à effet de serre et à contrer d'autres menaces environnementales. De quelle manière ?
UE : Pour les plus pauvres et les plus marginalisés, être connecté à internet peut influencer directement leur capacité à contribuer à l'adaptation et à l'atténuation (des changements climatiques).
J'aime parler d'agriculture car c'est un domaine dans lequel j'ai travaillé. Nous savons que l'agriculture et l'utilisation connexe des terres sont responsables de 30 % des émissions de gaz à effet de serre et qu'un tiers des aliments sont gaspillés. Si les agriculteurs ont accès à des outils qui les aident à mieux gérer leur production alimentaire et à acheminer les aliments vers les marchés, cela augmentera la productivité et réduira les pertes.
PNUE : La technologie présente des inconvénients pour l'environnement. Les centres de données, comme ceux utilisés pour miner les crypto-monnaies, consomment d'énormes quantités d'énergie. Comment faire en sorte que le reste du monde soit en ligne sans que cela n'entraîne un pic de consommation d'énergie sale ?
UE : (Il faut se demander) si nous planifions réellement la numérisation en harmonie avec la nature ? Il y a cette crainte que plus la puissance informatique est grande, plus la consommation d'énergie est importante. Nous devons bouleverser ce paradigme et trouver des moyens de lier l'augmentation de la puissance de calcul à la diminution de la consommation d'énergie. Cela peut se faire par le biais des énergies renouvelables, mais aussi de manière passive. Ces questions sont complexes. Elles ne sont pas faciles à résoudre.
PNUE : Chaque année, le monde produit 50 millions de tonnes de déchets électroniques, dont une grande partie n'est pas recyclée. Comment le monde peut-il mieux gérer les vieux ordinateurs, les téléphones portables et autres éléments technologiques ?
UE : (Il faut examiner) comment rendre nos économies plus circulaires et plus ancrées localement. Cela nécessite des partenariats entre le secteur privé, les gouvernements, les groupes à but non lucratif et le monde universitaire.
PNUE : Comment créer une économie circulaire, une économie où les produits sont réutilisés et non simplement jetés en fin de vie ? Une grande partie de l'économie mondiale repose sur la production et la consommation.
UE : À l'heure actuelle, nous disposons d'excellents systèmes comptables pour examiner les profits et les pertes. Nous avons besoin de systèmes comptables qui internalisent les externalités environnementales et climatiques tout en responsabilisant toutes les parties prenantes plutôt que les seuls actionnaires. Nous devons vraiment réinitialiser le capitalisme en termes de contribution à la nature et au bien commun. Cela permet d'assurer la durabilité, car non seulement nous faisons ce qui est nécessaire maintenant, mais nous veillons également à ne pas coloniser l'avenir en prenant les ressources de nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.
PNUE : La technologie numérique atteint-elle les pauvres assez rapidement ?
UE : Nous innovons à un rythme phénoménal. Cependant, l'extension de cette innovation va nécessiter beaucoup plus de connectivité.
PNUE : À qui incombe cette responsabilité ? Relève-t-elle des gouvernements ou des entreprises technologiques ?
UE : La responsabilité est détenue collectivement. C'est un moment vraiment important pour réimaginer la gouvernance dans ce monde. Les gouvernements ont du pouvoir. L'industrie technologique crée un grand nombre de personnes puissantes. Nous devons considérer le pouvoir comme notre capacité à donner du pouvoir à ceux qui en ont moins, et non comme un moyen d'accumuler plus de richesses.